Il y a une chose dont je me rappelle particulièrement, dans toute mon enfance. Et c'est un poids. Un poids sur mes épaules, de plus en plus lourd. Un petit poids d'abord, puis un poids gargantuesque. Un poids qui danse, qui s'étire, qui crie dans mes oreilles.
« Allez Gaby, t'écroule pas ! ». Non, je ne devais pas fléchir. Et pour ne pas fléchir, il fallait que je devienne forte. Que je grandisse, grandisse, grandisse, que j'accumule toutes ces années qu'elle refusait de prendre. Que je devienne celle sur qui on pouvait compter, à la place de celle en qui on ne pouvait pas avoir confiance. Que je sois ce qu'elle n'était pas. Que je prenne ce poids qu'elle ne portait pas, sur mes épaules de gamine.
À vous tous.
Ma mère a tué mon enfance.
* * *
– Il est parti.
– Qui ça ?
– Mon père.
– L'était pas en Chine pour le boulot ?
– Je croyais. Mais elle m'a menti.
– Qui ça ?
– Ma mère.
– Ah.
– Ouais. Heureusement qu'on me l'a dit. J'aurais été conne toute ma vie.
– On. Qui ça ?
– La voisine. T'as fini avec tes « qui ça ? », maintenant ? Ça saoule.
Noah a tourné les talons et est parti les mains dans les poches, arrondissant le dos. Je l'ai pas retenu. J'avais sept ans, le cœur partant à vau-l'eau et déjà la langue cassante. En soupirant, je me suis assise sur le trottoir, puis ai étendu mes jambes devant moi. La rue était déserte, le ciel oscillait entre le jour et la nuit. Je venais d'apprendre que ma mère était une menteuse. Je venais de savoir que mon père,si beau, si grand, si fort, ne reviendrai pas. Je venais de comprendre que j'étais seule avec une incapable. Que personne ne viendrait nous sauver.
Jusque là, j'étais encore capable de rêver. Rêver que même si ma génitrice foutait le bordel partout dans nos vies, un prince sur un beau cheval blanc arriverait un jour pour nous sortir la tête de l'eau. Rêver que j'avais le droit de ne pas m’inquiéter des factures impayées, des affaires traînant partout sur le sol de l'appartement, des coupures d'électricité au beau milieu de la soirée. Et puis je suis sortie de l'appartement, et j'ai entendu cette dame parler. Je ne sais même plus son nom. Même plus son visage. Je me rappelle juste de ce qu'elle m'a dit.
– Fais attention. Il ne reviendra pas.
J'ai pas eu besoin de demander « qui ça ? », moi. Je le savais. Je le savais, je le savais, je le savais.
Mon prince charmant a explosé devant mes yeux.
Mes rêves ont foutu le camp.
Je ne me suis jamais sentie aussi seule de ma vie. Même quand j'ai vu Noah m'attendant devant l'immeuble, cette solitude ne m'a pas quittée. Elle est restée là, m’agrippant le ventre férocement, me dévorant les entrailles. Je l'adore Noah, pourtant. Je le connais depuis la maternelle. C'est le fils d'un ancien petit ami à ma mère, je crois. Peu importe. Il est unique. C'est mon meilleur ami de toute la vie. J'ai beau le traiter d'abruti, de débile profond, de gamin, c'est le seul qui me comprenne. Enfin, c'est l'impression que j'ai, en tout cas. Je lui dis tout, tout, tout, ou presque tout. Mais là. Là. En voyant son visage, j'ai juste eu envie de lui dire de se casser. De foutre le camp, de se barrer aussi vite que possible, de quitter ce Titanic qu'est devenu ma vie. De tout mon cœur de petite fille de sept ans, j'ai voulu qu'il me laisse tranquille. Et c'est ce qu'il a fait.
Assise sur le trottoir devant l'immeuble de la minuscule rue de Londres, j'ai levé les yeux au ciel. La nuit était là, mais c'est trop pollué, la ville. On voit pas les étoiles. Je me suis sentie oppressée, oppressée comme si on venait de m'enfermer dans une boite trop petite pour moi. Comme si on venait de me mettre le monde sur le dos, avec comme ordre d'aller le plus loin possible dans la vie comme ça.
Mes premières larmes de grande m'ont brûlé les joues.
* * *
Elle est là, allongée sur le canapé. Affalée, plutôt. Moi, en tailleur sur le parquet, je la fixe.
Et je ne peux pas m'empêcher d'être dégoûtée.
C'est horrible, non ? C'est ma mère. Ma mère. Mais je la déteste. Neuf ans, et je la trouvais déjà risible. Avec ses petites mimiques, ses rêves de gamine, son rire débile quand elle ouvre les lettres l'informant qu'elle n'a plus qu'une semaine avant qu'on nous coupe l'eau. « Oups. »
C'est ça. Oups. Imbécile. Et en plus elle trouvait le temps de dormir. Moi, ça faisait des semaines que je n'y arrivais plus. J'avais toujours peur, par sa faute. Peur que des personnes débarquent, et nous informent qu'on devait dégager, parce que loyer impayé. Peur que cette fois, il soit trop tard pour réparer ses oublis.
Neuf ans, et je pensais à mon père. Si seulement il était là, lui. Si seulement il était là pour s'occuper de ma mère. Moi ça me saoulait plus que tout, de prendre soin de cette chose. Je voulais la balancer par la fenêtre, l'envoyer faire coucou aux oiseaux. Je voulais qu'elle se réveille et qu'elle me dise « maintenant tu n'as plus besoin d'être grande, je m'occupe de tout ! ». Quoique, peut-être qu'il était déjà trop tard. Peut-être que j'étais déjà devenue trop grande pour redevenir petite. Peut-être que je n'avais déjà plus de rêves tordus dans la tête. Je sais pas trop.
– Hmmm. Tu es là ma chérie ?
– ...
– Gabrielle ?
Mon nom, dans sa bouche, me donnait envie de vomir. Tais-toi, tais-toi, tais-toi.
– Gaby ?
– Je suis là.
– Ah !
– Le frigo est vide.
– Ah.
Qu'est-ce que c'était que cette manie de dire « ah » tout le temps ? J'ai laissé passer un silence. Le frigo est vide, maman. Le frigo est vide. Et il faut que je mange, ce soir. Il faut qu'on mange toutes les deux. Alors pourquoi tu ne te lèves pas ? Pourquoi tu restes là, dans ton canapé, comme si tout était normal ? Lève-toi, merde !
Les minutes ont filé.
– Qu'est-ce qu'on mange ce soir ?
– ...
Elle devenait étrangement silencieuse quand le devoir l’appelait.
– Maman ?
J'ai espéré encore un peu. Elle ne s'est pas levée.
– ... J'y vais.
J'avais neuf ans. J'ai pris ma veste, le porte-monnaie. Je me suis tapée le chemin aller dans les transports en commun au milieu des gens que je ne connaissais pas. Un vieux qui puait, une gamine qui braillait, un mec avec son portable qui insultait « sa meuf qui l'avait largué cette pute ». Je me suis tapée la course dans les rayons, pour échapper à la fermeture du supermarché. Je me suis tapée les regards suspicieux du caissier, qui me prenait pour une gosse des rues, c'te débile. Je me suis tapée le retour, mon sac plein sous le bras, à pied parce qu'il était trop tard pour le bus et que j'avais plus d'argent pour le métro. J'ai fais des pâtes. Très cuites, parce que je sais qu'elle les aime pas comme ça. J'ai pas mangé.
J'avais neuf ans.
Dans ma tête, ma mère était déjà depuis longtemps une conne finie.
* * *
Pendant longtemps, je n'ai pas vu Noah.
Ce n'est pas que je l'aimais moins, ou que je ne l'aimais plus. Juste que je n'avais plus le temps. En tout cas, c'était l'impression que j'avais, du haut de mes neuf ans trois-quarts. Et que j'ai toujours, d'ailleurs, du haut de mes seize ans. C'est comme si les heures filaient plus vites que moi, me laissant sur le carreau. Alors je suis obligée de courir, de plus en plus vite, de plus en plus loin. Cette fois-là, dans ma course, j'ai laissé Noah sur le bas-côté. Au pire moment, il semblerait.
Pour être honnête, je savais que sa mère était malade. Je savais aussi qu'il s’inquiétait pour elle et qu'il n'était pas très bien. Mais je n'ai pas pensé une seule seconde qu'elle pourrait. Mourir. Juste comme ça, s'envoler. Je trouvais ça tellement idiot ! Tellement facile. Je ne pouvais pas y croire. Et puis j'avais mes problèmes. J'avais tellement de problèmes, me semblait-il. Le reste me paraissait bien futile. C'est pourquoi quand il est venu toquer chez moi un soir, avec sa face blême et ses yeux rouges de larmes, je n'ai pas réussi à sortir autre chose qu'un :
– Maintenant, on est a égalité. Moi j'ai plus mon père, toi t'as plus ta mère.
Dans ma gorge, les mots m'ont paru pour la première fois extrêmement durs. Ils ont cogné contre ma gorge, claqué contre ma langue. Je sais que je n'ai pas ma langue dans ma poche, mais ces mots-là, j'ai eu envie de les retenir. Ils étaient déjà partis.
Quand le petit garçon m'a tourné le dos, fermant la porte derrière-lui, j'ai su que ce n'était pas pour de faux.
* * *
« 22 octobre ; année de sixième.
5:30 : réveil. Ou plutôt, juste levé. Parce que je ne dors pas vraiment. Je me contente de me tourner et de me retourner dans mon lit en attendant le matin. Et en listant mentalement toutes les choses qu'il faut régler avant la fin de la journée, de la semaine, du mois. Levé, donc.
5:45 : petit déjeuner. Plus de céréales. Il faut que j'en rachète.
6:00 : j'ai perdu ma petite chaîne dans la douche. Elle a été avalée par le courant aussi facilement qu'un filet de savon. C'est le père à Noah qui me l'avait offerte pour mon anniversaire de huit ans. Me sens pas très bien mais bon. Tant pis. Je peux pas faire grand chose pour la récupérer. Et de toute façon, je sais même pas pourquoi je la gardais.
6:30 : ça fait quatre fois que je recommence mon chignon. Commence à me gaver, ce truc. C'est pas facile, en fait. J'arrive pas à bien voir, vu que c'est tout derrière ma tête, et du coup ça donne n'importe quoi. Hors de question de donner une nouvelle occasion de rire à mes chers camarades. Je rerererecommence.
6:45 : NEUVIEME TENTATIVE REUSSIE.
6:46 : qu'est-ce que je peux faire, maintenant ?
6:47 : ah, la liste des courses.
6:59 :
- céréales
- poulet
- haricots verts
- pommes
- un sac de pomme de terre
- colle
- thé au citron
- riz
- cahier 24x32 petits carreaux rouge
-
crayons de couleur pour la mère7:12 : je pars à 7:00, l'arrêt est à 5 minutes, le bus passe à 7:08. Je me rétame dans l'escalier – pas vu que mon lacet était défait. Et j'arrive à rater mon bus. Putain.
7:30 : je vais arriver en retard au collège, tout le monde va me regarder. Ils vont me fixer comme si j'étais une bête de foire. Ils vont m'analyser, me décrypter. Je ne veux pas.
8:25 : jamais couru aussi vite de ma vie. Mrs Trentson a VU que j'étais essoufflée. Mon chignon ne ressemble plus à rien, ma jupe est de travers. Je lui ai expliqué que j'avais raté mon bus. Tout le monde a rigolé. Elle m'a quand même refusée pour son cours. Je hais les maths.
9:05 : à l'heure pour la deuxième heure. Suis à la table du fond. D'habitude, Noah s'installe à côté de moi. Mais là, ça fait des jours qu'il ne m'adresse plus un regard. Enfin. Je m'en fiche, après tout. Je n'ai pas besoin de lui pour exister.
12:30 : finalement assise à une table du self. Je me suis ECROULEE de tout mon long par terre, avec mon plateau, envoyant valser entrée-plat-dessert. Il y a eu un silence immense dans la salle. Et puis tout le monde a recommencé à parler, comme si rien ne s'était passé. Je me suis relevée toute seule, comme une grande. Aucun problème. Aucun problème. Aucun problème. J'ai réussi à sauver mon morceau de pain dans l'affaire. Bon appétit, chère conscience.
14:02 : en anglais. Me fait royalement chier.
14:52 : me suis endormie. Sans dec'. Le prof m'a vu et m'a filé une heure de colle. L'amende est trop salééée ! Je n'ai pas le temps pour ça, en plus, moi ! J'ai tellement de choses à régler. Tellement de choses à vérifier. Comment est-ce que je vais faire ?
15:28 : viens de me recevoir une boulette de papier dans l’œil. Putain.
15:32 : viens de jeter ma règle en métal sur le coupable finement découvert.
15:33 : viens d'ouvrir le crâne du dit coupable.
15:48 : viens de me recevoir un avertissement mauvaise conduite et de subir le savon du siècle. Deux heures en plus samedi. Je vais aller me pendre.
16:21 : fin des cours. On m'a tiré les cheveux. J'ai pas vu qui c'était, ça m'énerve.
16:36 : re ; j'ai raté mon bus.
17:03 : c'est tellement bondé là-dedans que je vais probablement finir écrasée. Où sont les bus à deux étages, bon sang ?! Nous ne sommes pas à Londres pour rien, quand même ! Et voilà mamie qui se met à raconter sa vie. Sérieusement. Je m'en fous tellement de son lave-vaisselle cassé.
17:45 : marche jusqu'à chez moi. J'ai l'impression qu'il y a un vide, là. J'arrive pas à dire pourquoi.
17:46 : Noah.
18:15 : je comprends rien aux maths, vu que j'ai pas pu avoir le cours, forcément. Ma main se tend lentement mais sûrement vers le téléphone.
18:17 : ma main vient de redescendre d'un coup.
18:18 : quand est-ce que je vais me mettre dans la tête que j'ai plus personne à appeler ?
19:00 : elle vient de rentrer et de s'enfermer dans sa chambre avec sa tête des jours sombres. Je comptais lui demander de faire au moins le ménage par-ci par-là. Bon. Motivons-nous et faisons.
19:31 : je vais foutre ses chaussettes sales dehors, les jeter par la fenêtre. Et faire bouillir ses petites culottes.
19:59 : pâtes.
20:31 : essaye de dormir. N'y arrive pas. J'ai une tonne de choses qui tourne et tourne et tourne dans ma tête. Je me demande si je suis normale. D'accord, qu'est-ce que la normalité, tout ça, mais vous voyez ce que je veux dire, non ? Je ne connais pas la tête ou le nom de mon père. Ma mère ne connaît plus de jours blancs. Je suis tellement stressée que je m'énerve à la moindre provocation. J'ai ouvert le crâne de quelqu'un, aujourd'hui. Je me suis endormie en cours. Je suis tombée dans le self. Personne n'était là pour m'aider. Ou plutôt, la seule personne capable de m'aider n'en a plus envie. Noah. Noah, Noah, Noah. Je ne suis qu'une sale conne, pas mieux qu'elle. Tu me manques, petit frère. Tu me manques tellement. Mon cœur est devenu aussi sec qu'un pruneau laissé dans un tiroir. Reviens. »
* * *
– Je me rappelle de tes vidéos débiles, et je me dis que la vie c'est triste, sans toi.
Il nous a fallu un an, quatre mois et huit jours pour nous reparler. Je me souviens les avoir compté sans trop faire attention, au début. Et puis que très vite, la moindre journée s'ajoutant au décompte prenait son importance. Les pires moments de ma vie, je crois.
Dans la version arrangée, je dis que c'est lui qui a craqué.
Mais en fait, c'est moi. Je suis tombée la première.
Il semblerait que je suis plus faible que prévue.
Ne racontez ça à personne.
* * *
Un matin, je suis allée chercher le courrier dans la boîte aux lettres. C'était un samedi, il était tôt. Je n'avais pas eu le courage d'ouvrir la boîte pleine à craquer de publicités en rentrant du collège, la veille. Là, j'étais parée. Clé, portable, sac en plastique, ciseaux pour découper les offres promotionnelles, gants contre les microbes, lunettes contre la poussière. Rien ne pourrait m'arrêter. D'un geste expert, j'ai tourné la petite clé rouillée, puis me suis écartée précipitamment tandis que la boîte aux lettre s'ouvrait dans un fatras de papiers. En soupirant, j'avais commencé le travail.
C'était l'année de mes treize ans, je me sentais déjà aussi adulte que si j'en avais vingt-cinq.
« -20% sur les yaourts de Lamarque dans les magasins Eboutique ! », je prends.
Ma vie était une suite d’inquiétudes. Ça en devenait étrange. J'avais peur de tout.
« Venez profiter des offres spéciales Pâques dans les magasins participants.*
*voir liste au dos du coupon. », je prends.
Peur d'être trop grosse, peur d'être trop petite, peur d'être trop grande, peur du noir, peur des relations humaines, peur de la vie.
« Vite ! Des articles à moitié prix chez Supermarché & cie ! », je prends.
Je ne sais pas trop comment c'est arrivé. C'était juste là. Ces phobies par milliers que je tentais de cacher.
« Veuillez appeler ce numéro : 000-X26X-31X. », j'appelle.
Un matin, je suis allée chercher le courrier dans la boîte aux lettres. C'était un samedi, il était tôt. Je n'avais pas eu le courage d'ouvrir la boîte pleine à craquer de publicités en rentrant du collège, la veille. J'ai trouvé un numéro de téléphone, au milieu des papiers, et mécaniquement, sans trop faire attention, je l'ai composé sur mon portable.
Trois détonations.
Un sentiment de lourdeur.
Puis plus rien.
* * *
Je ne connais pas mon père, je ne veux plus connaître ma mère. J'ai beau savoir que je n'ai plus rien à régler dans ma vie, je suis toujours aussi stressée. J'ai peur. Je passe mon temps à manger et à vomir des cochonneries. Mon intérieur est cassé. Si Noah n'était pas là, je crois que je serais tombée depuis longtemps. Mais il est là. Il est là. Lui et le reste du monde. Et tant qu'il y aura des personnes pour me regarder et m'analyser, je tiendrai sur mes deux jambes, aussi fines et tremblantes soient-elles. Je garderai la tête haute. Je prendrai l'air fier.
À vous tous.
Je m’appelle Gabrielle Electra Larsen.
J'assassine ma vie.